vendredi 14 janvier 2011

Gouguenheim a raison (Aristote par les moines)



Le Figaro Magazine - 03/05/2008 L’historien Sylvain Gouguenheim montre que le Moyen Age n’a jamais été coupé de ses sources helléniques. Grâce aux traductions des lettrés occidentaux et des Arabes chrétiens.  
Qui connaît Jacques de Venise ? Personne. En 1136, ce lettré fut envoyé en mission à Constantinople afin d’être le témoin d’un débat théologique opposant deux évêques. Originaire de la cité des Doges, il vivait ordinairement au Mont-Saint-Michel, où il travailla de 1127 à sa mort, survenue vers 1150. Selon Sylvain Gouguenheim, « l’homme mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d’histoire culturelle ». De quoi lui sommes-nous redevables ? D’être le premier à avoir traduit Aristote du grec en latin, notamment les Analytiques, les traités De l’âme et De la mémoire, la Physique et la Métaphysique.
Le fruit de ce gigantesque labeur, ce sont des manuscrits qui sont conservés, de nos jours, à la bibliothèque municipale d’Avranches et qui furent copiés et diffusés, en leur temps, dans toute l’Europe : saint Thomas d’Aquin ou Albert le Grand utilisaient les traductions d’Aristote par Jacques de Venise. Ce dernier, en conséquence, si méconnu qu’il soit, apparaît comme le « chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin ». Or ce passage a permis rien moins que le développement scientifique de l’Europe...
Professeur agrégé, Sylvain Gouguenheim enseigne l’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Après avoir publié des études sur les peurs de l’an mil et sur les chevaliers teutoniques, il prépare un livre sur l’histoire des croisades. Dans un ouvrage qui fera date, Aristote au Mont-Saint-Michel, il explore aujourd’hui les « racines grecques de l’Europe chrétienne ». Sa thèse, c’est que l’Occident médiéval n’a jamais été coupé de ses sources helléniques, que ce soit à travers les liens entretenus entre le monde latin et Byzance, ou à travers l’oeuvre des traducteurs européens qui n’ont cessé de se confronter aux textes originaux.
Les gens du haut Moyen Age, souligne Gouguenheim, savent que c’est dans le monde byzantin que se trouve l’origine du christianisme. Ils n’ont pas non plus oublié la pensée antique : au IXe siècle, un texte carolingien affirme que « la gloire des Grecs est la meilleure ». Par ailleurs, des foyers de culture hellénique se sont maintenus en Sicile, en Italie du Sud ou en Catalogne. Entre les VIIe et Xe siècles, ils se sont renforcés de l’appoint de chrétiens fuyant les pays islamisés et qui, de l’Allemagne à l’Angleterre, ont introduit la culture grecque, sa langue, sa philosophie.
Dès le VIe siècle, en Sicile et en Italie, des manuscrits sont traduits du grec en latin. Vers 970, des textes d’Aristote circulent dans la France du Nord. Puis le mouvement ne fait que s’accroître, le XIIe siècle pouvant être considéré comme le grand siècle de la traduction. Le premier centre de traducteurs, peut-être le plus célèbre, est celui de Tolède : des textes, initialement traduits du grec en arabe, y sont retranscrits en latin. Le second centre est celui d’Antioche. A l’époque de la première croisade, des clercs venus de Pise ou de Sicile y traduisent du grec en latin des écrits scientifiques, notamment Euclide ou Ptolémée. Le troisième centre, oublié celui-là, est celui du Mont-Saint-Michel. Son activité est précoce, puisqu’elle se manifeste cinquante ans avant l’école de Tolède. Là, à la frontière de la Bretagne et de la Normandie, toute l’oeuvre d’Aristote est traduite du grec en latin au XIIe siècle. Et le Mont-Saint-Michel rayonne : les copies de ses manuscrits sont repérés dans toute l’Europe du Nord, d’Oxford aux monastères de Rhénanie.
Sylvain Gouguenheim montre aussi que les relations entre Byzance et les chrétientés d’Orient n’ont jamais été interrompues. Dans la région d’Edesse, pendant trois ou quatre siècles, des Arabes chrétiens ou des chrétiens arabisés parlant le syriaque, une variante de l’araméen, ont traduit des textes religieux, philosophiques ou scientifiques grecs. Hunayn ibn Ishaq (809-873) traduisit ainsi, de Galien à Platon, plus de 200 ouvrages. « Des chrétiens ont forgé, de A à Z, le vocabulaire scientifique arabe », assure Gouguenheim. C’est grâce à ces Arabes chrétiens, véritables passeurs, que les philosophes musulmans - Avicenne, al-Farabi ou Averroès - ont pu accéder à la culture grecque.
Les éléments réunis dans Aristote au Mont-Saint-Michel démentent le point de vue selon lequel le savoir antique, après une éclipse en Europe, aurait brillé dans le monde musulman, qui l’aurait retransmis à l’Occident : d’après l’auteur, « la thèse d’une chrétienté à la traîne d’un 'Islam des Lumières' relève plus du parti pris idéologique que de l’analyse scientifique ». L’ouvrage relativise aussi ce que l’Islam doit à la culture grecque (il s’agit essentiellement de ce qui touche à la logique et au raisonnement scientifique, jamais à la politique et à la morale). A contrario, Gouguenheim rappelle que les Evangiles ou les épîtres de saint Paul ont été rédigés en grec, que les Pères de l’Eglise, aux IIe, IIIe ou IVe siècles, étaient imprégnés de pensée hellénique, et que la philosophie grecque, par la place accordée à la raison ou par la distinction opérée entre la lettre qui tue et l’esprit qui vivifie, a nourri en profondeur le christianisme.
Cette perspective historiographique a provoqué des remous dans un certain Landerneau universitaire. Sylvain Gouguenheim est pourtant un pur médiéviste, que n’anime aucune idéologie ou aucune volonté polémique. Récusant l’accusation d’islamophobie, il commente : « Evitons le regard ethnocentrique, l’Islam est une grande civilisation, mais elle ne nous ressemble pas. » Si ce chercheur devait présenter une revendication, ce serait que cesse le mépris du Moyen Age et que soient mises en valeur toutes les richesses d’une époque dont nous sommes les lointains héritiers.
Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, de Sylvain Gouguenheim, Seuil

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