GÉOPOLITIQUE RELIGIEUSE (4) La laïcité héritée d’Atatürk n’empêche pas la domination du sunnisme sur le chiisme minoritaire.
Par Grégoire Sommer, historien des religions
La secrétaire d’Etat américaine Hilary
Rodham Clinton a affirmé que «la Turquie,
comme tout le monde le sait, est une démocratie
modèle avec une constitution laïque
qui prouve que l’islam peut coexister avec
les deux». Propos qui ont été en substance
confirmés la semaine dernière par le président
Obama devant le Parlement turc et en
marge du Forum de l’Alliance des civilisations.
De fait, l’article 2 de la Constitution
turque actuellement en vigueur dit: «La
Turquie est un Etat de droit démocratique,
laïque et social.»
98% de musulmans
La Turquie est un Etat laïque, et musulman
à 98%. Juifs, Grecs et Arméniens bénéficient
d’un statut de «minorité religieuse».
Les autres minorités n’ont pas d’existence
juridique. Située à 96% en Asie (Anatolie) et
à 4% en Europe (Thrace), la République de
Turquie a été fondée en 1922 après l’éclatement
et l’abolition de l’empire ottoman. Le
maréchal Mustafa Kemal Atatürk s’est opposé
à la tradition islamique et laïcisa l’Etat
en 1928. Il donna le droit de vote aux femmes
(1934), imposa l’alphabet latin, interdit
le port du voile dans l’administration et
l’école publique et ferma certains lieux
religieux.
Laïcité en trompe-l’oeil
Notons que le mot turc pour désigner la
laïcité vient du français. On serait tenté de
comprendre, à l’instar de Mme Clinton,
que la laïcité turque n’est guère différente
des concepts occidentaux de la laïcité, et
notamment de la laïcité française. Cependant,
à y regarder de plus près, ce que l’on
appelle laïcité en France ne correspond pas
exactement à ce que recouvre le mot en
turc. Pour comprendre les fondements de
la laïcité turque, il est nécessaire de revenir
au début du XXe siècle, au moment où
l’Empire ottoman vivait ses derniers jours.
La Turquie d’alors était un empire multiconfessionnel,
pluriethnique qui faisait
coexister la loi islamique, appelée en turc
seriat et la législation impériale, le kanûn.
Son système juridique avait hérité des influences
de l’Asie centrale, de l’Empire
arabe, persan et byzantin.
Dominant l’institution religieuse, le
sultan assurait la gestion des rapports du
politique et du religieux. On a ainsi pu parler
du césaropapisme (pouvoir politique
gérant le religieux). La Révolution de 1908
des Jeunes Turcs a hérité de cette autonomie
du politique organisant et dominant le
religieux. C’est cette option politique qui a
prolongé la sécularisation partielle opérée
dans la seconde moitié du XIXe siècle. La
laïcité turque est dès son origine un compromis
politique et juridique voulu par les
constitutionnalistes qui voulaient placer le
politique au-dessus du religieux sans pour
autant éliminer l’islam – religion d’Etat – de
la scène politique. C’est une grosse différence
par rapport à la stricte laïcité française.
Un islam national
Bien sûr la laïcité turque a évolué au
cours de l’histoire, mais son esprit est resté
le même. L’objectif de la laïcité turque vise
à établir un contrôle de l’Etat sur un islam
national. Pour exercer ce contrôle, l’Etat
turc dispose de moyens juridiques et administratifs
importants, avec, par exemple, la
Direction des affaires religieuses, appelée
Diyanet. Elle est placée sous l’autorité du
premier ministre qui nomme ou destitue
les imams et les muezzins et surveille leur
formation dans les écoles de prédicateurs.
On mesure bien la distance qui sépare la
laïcité turque de la laïcité française: si la laïcité
turque consiste à exercer un contrôle
décisif sur l’islam, la laïcité française en
revanche a pour vocation de séparer strictement
l’Etat des Eglises. On a donc avec la
laïcité turque quelque chose de totalement
différent de la laïcité française.
Sunnites contre chiites
Lorsque les Ottomans prennent le pouvoir
en Anatolie à la fin du XIIIe siècle, puis
font d’Istanbul une grande capitale des
musulmans, leur orientation religieuse est
le sunnisme. Cette orientation religieuse
n’a pas changé jusqu’à nos jours. Et c’est ici
que le problème se pose. Si la laïcité turque
se donne pour but de contrôler l’islam, elle
entend en réalité promouvoir l’islam de la
majorité, c’est-à-dire le sunnisme. Pourtant
sur les 72 millions d’habitants musulmans
de Turquie, 18 millions sont chiites. Il
s’agit des Alévis, descendants des tribus
turkmmènes, qui ont été sédentarisés par
la force par les Ottomans.
Au début du XVIesiècle, la dynastie des
Safavides prend le pouvoir en Iran. Leur
but est de contrer les Ottomans. Ils n’hésitent
pas à opter clairement pour le chiisme,
alors qu’ils sont à l’origine une confrérie
soufie sunnite. C’est une dynastie conquérante.
Elle n’avait aucune intention de limiter
ses conquêtes au seul territoire iranien
actuel.
Dans un premier temps, les Safavides
se sont attaqués à l’Asie centrale où ils
l’emportèrent sur les Ouzbeks. Ils se retournèrent
ensuite contre l’Empire ottoman,
où ils furent vaincus par le sultan ottoman
Sélim Ier à la bataille de Chaldiran,
en 1514. A l’époque moderne, c’est à ce
moment-là que le chiisme devint une force
politique susceptible de menacer l’ordre
voulu par le sunnisme.
Conflit exporté
en Allemagne
Sous l’influence des shahs de Perse, soit
donc vers le XVIe siècle, les Alévis se
convertirent au chiisme et entrèrent de
plein fouet dans le jeu géopolitique. Actuellement,
en mettant sous tutelle l’islam,
le Diyanet (organisme chargé de gérer les
affaires religieuses en Turquie) entend bien
privilégier le sunnisme au détriment des
alévis chiites qu’il considère encore
comme représentant une rupture franche
entre les Empires ottoman et safavide autour
du clivage sunnite-chiite. On mesure
ici combien la laïcité turque est différente
de la laïcité française.
Cela entraîne pour la société turque actuelle
de nombreuses tensions entre chiites
et sunnites, au moment où les chiites et
les sunnites sont en guerre pour l’appropriation
du leadership religieux dans le
monde musulman.
Ces violences se font aussi sentir dans
les pays d’immigration. En Allemagne, où il
existe une communauté turque importante,
les affrontements entre chiites et
sunnites sont quasi quotidiens. Cela montre
assez bien comment des affrontements
intra-musulmans peuvent s’importer dans
la société civile occidentale.
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