mardi 18 janvier 2011

L'Affadissement du très chrétien Valais (1958-2007)


Affadissement d’une terre très chrétienne, le cas du Valais (1958-2007).

Dans le paysage religieux de la Suisse, le canton du Valais (aujourd’hui 290 000 habitants qui sont répartis entre une région francophone et une autre germanophone ) a toujours été une terre chrétienne d’exception. Le sillon de cette vallée rhodanienne a en effet été abreuvé à la fin du IIIe siècle du sang des martyrs et en particulier de celui de la légion thébaine qui refusa un acte anti-chrétien ordonné par l’empereur et préféra suivre l’exemple de son primicier, vénéré par les fidèles dès les origines sous le nom de saint Maurice. Lequel donna son nom à un lieu de pèlerinage où fut fondée en 515 – par le roi burgonde saint Sigismond - une abbaye sous les voûtes de laquelle a résonné du VIe au IXe siècle la « Laus perennis ». En chantant la louange perpétuelle dès la fondation de leur monastère, les moines d'Agaune (autre nom de la localité de Saint-Maurice), furent d¹ailleurs les premiers en Occident à reprendre cette coutume venue d'Orient. Elle est aujourd’hui encore la plus ancienne abbaye de la planète continuellement en activité, à égalité avec le monastère Sainte Catherine du Sinaï. Les chanoines de la « royale abbaye » ont aussi fondé un collège qui a marqué de son empreinte la formation des élites du canton. Et si d’autres chanoines, ceux du Grand-Saint-Bernard, sont mondialement connus pour leurs sauvetages dans la neige avec leurs chiens éponymes, il ne faudrait pas oublier que ces fils de saint Bernard de Menthon accueillent depuis un millénaire les voyageurs passant au sommet du col du Grand-Saint-Bernard pour gagner Rome par l’antique Via Francigena…
Et le XXe siècle n’est pas en reste de cet extraordinaire élan religieux. Le 22 septembre 1935, fut par exemple inaugurée par Mgr Bieler, évêque de Sion (capitale valaisanne), une statue du Christ Roi d’une trentaine de mètres qui domine aujourd’hui encore toute la vallée du Rhône (à Lens). Cette statue matérialisait le respect de la morale chrétienne et du droit naturel par la société valaisanne très attachée, y compris dans ses corps sociaux, à la religion de ses pères. Mgr Bieler marqua l’inauguration du monument par la consécration au Christ Roi du Valais « avec son peuple et son gouvernement ». Dans son homélie, il expliquait que le Christ Roi est un moyen de lutter contre ceux qui veulent supprimer « l’influence de Dieu sur les Etats, les écoles et les familles ».
Protégé par sa double barrière alpine et surtout par la foi de ses habitants, le Valais avait encore à la veille du Concile Vatican II des allures de chrétienté. Une vaste enquête religieuse menée en 1958 montre que la pratique religieuse moyenne (assistance à la messe dominicale) était de plus de 70% pour les hommes et de plus de 85% pour les femmes de la tranche d’âge 26-45 ans dans le Valais romand (francophone). Mais la déchristianisation a fini par faire son œuvre en Valais comme ailleurs et s’est accélérée après le Concile. En 1990, soit 25 ans après la clôture de Vatican II, une enquête réalisée par le « Renouveau rhodanien » a révélé l’installation d’une nouvelle religiosité peu catholique. Un institut de sondage indépendant a posé dans les règles de l’art vingt-six questions traitant du catholicisme à un échantillonnage représentatif de la population du Valais romand. A la question : « A quelle fréquence assistez-vous à la messe dominicale, que ce soit le samedi ou le dimanche ? », 35% (30% d’hommes et 39% de femmes) ont répondu « chaque semaine » (54% pour les plus de 50 ans et 17% seulement pour les 25-34 ans).
Aujourd’hui, la fréquentation de la messe dominicale oscille entre 10 et 15%, grâce aux nombreux villages qui ont gardé une forte vie sociale (fanfare, chœurs, etc.)... A noter qu’en 1990, plus de 46% des hommes sondés ont déclaré ne jamais se confesser. En 2007, ils constituent la grande majorité si l’on en juge par le silence rarement troublé des confessionnaux. Il y a 17 ans, seuls 36,7% des sondés étaient encore d’accord avec la proposition « le pape fait autorité absolue en matière de mœurs », même si 91,3% des femmes et 82,6% des hommes questionnés ont alors affirmé que Dieu existe et que 76,5% des sondés ont dit croire que Jésus-Christ est à la fois vrai Dieu et vrai homme. Si l’on posait les mêmes questions aujourd’hui, la foi en Dieu et au Christ resterait peut-être assez haute, tandis que l’acceptation intégrale de la morale et du dogme catholiques - quotidiennement malmenés par les médias - serait sans doute très faible. Le plus frappant, dans l’enquête de 1990, réside dans le fait que seuls 50,1% des sondés ont répondu que « la virginité perpétuelle de Marie ne peut être contestée par les catholiques ». Le syncrétisme et le relativisme qui caractérisent la nouvelle religiosité commencent donc à se faire sentir fortement dans cette étude et 44,4% des gens affirment même croire en la réincarnation, tandis que pour 81,3% des questionnés « la religion n’a pas d’importance car toutes peuvent conduire au salut éternel ».
Si en 1990, la majorité des catholiques valaisans interrogés ont mis en doute une partie des enseignements de l’Eglise et du pape, c’est que le catholicisme valaisan a mis le genou à terre en l’espace d’une vingtaine d’années à peine sous les coups de boutoir de la modernité. Et l’anémie spirituelle du Valais est sans doute encore bien plus forte aujourd’hui si l’on en juge par l’acceptation cléricale d’un manuel scolaire d’instruction religieuse (Enbiro) fortement teinté de protestantisme (il a été rédigé conjointement par des catholiques et des protestants), marqué par le relativisme historiciste et même gagné par le crypto-arianisme. Comment est-on passé en si peu de temps d’un catholicisme fervent qui innervait une forte part du corps social du canton à un christianisme dilué et privatisé ? Les principes anciens de la révolution laïciste sont certes passés par là. Le premier signe officiel, dans les années 70, en fut l’abandon dans la constitution valaisanne de la mention de la confession catholique romaine comme religion officielle. Notons au passage que l’ancien statut préservait lui aussi la liberté religieuse. D’étatique, le catholicisme devint une confession avec statut juridique de droit public, au même niveau que l’église évangélique réformée. Ce fut le prix à payer pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat[1].
Mais l’explication fondamentale de l’effondrement identitaire et spirituel du catholicisme est à chercher ailleurs que dans les mutations de l’appareil étatico-juridique. Comme toutes les crises religieuses profondes, elle est avant tout spirituelle. Elle touche la foi (enseignement catéchétique, homélies) et la relation à Dieu (liturgie, prière, etc..). Si la religion a perdu dans les années soixante-dix l’influence sociale et politique qu’elle exerçait auparavant, c’est que les catholiques ont connu une crise d’identité. Certains clercs valaisans l’ont présentée comme une crise de croissance, d’autres, plus traditionalistes, comme une véritable crise théologique.
Les trois évêques qui se sont succédé sur le trône épiscopal de Sion depuis l’époque du Concile Vatican II se sont signalés par leur fidélité à Rome. Mais ils ont dû compter avec la collégialité épiscopale, dont la structure quelque peu enfermante et dépersonnalisante n’a pas facilité la communication individuelle des évêques du diocèse de Sion. L’on constate en tout cas qu’il est devenu difficile pour le pasteur d’un diocèse helvétique de développer son charisme personnel afin de laisser parler pleinement sa romanité. Par ailleurs les idées du siècle ont malgré tout transformé peu à peu la société. Et rien n’a semble-t-il pu les arrêter, pas même l’enseignement confessionnel – quasi catéchétique – qui a été donné dans les classes valaisannes jusqu’en 2003. La déficience des manuels scolaires d’instruction religieuse eut sa part de responsabilité dans l’apparition d’un christianisme de plus en plus privatisé et dilué. Le soussigné se souvient des manuels français qui servirent dans les années 70 à son éducation religieuse dans les petites classes et qui se distinguaient surtout par leur approche sociologique. Les saints, ces traditionnelles icônes de vertu et de charité données en exemple par l’Eglise, y étaient déjà remplacés par les nouveaux prophètes des temps modernes comme Martin Luther King ou Gandhi… En 1977, le catéchisme « Avec Jésus-Christ » passait déjà quasiment sous silence la divinité du Christ pour insister constamment sur ses qualités humaines. Il serait intéressant d’étudier les manuels qui ont servi à l’instruction religieuse des enfants dans les écoles valaisannes depuis le dernier Concile. Cet examen critique nous en dirait sans doute beaucoup sur les failles théologiques et pédagogiques qui ont accompagné et parasité la transmission de la foi et qui ont conduit au binôme indifférentisme-relativisme religieux dans de vastes couches de la société valaisanne.
Certes, la globalisation médiatique et son cortège télévisuel ont joué un rôle important mais n’expliquent pas tout et ne peuvent pas être la cause de tout. L’explication doit d’abord être recherchée du côté des prêtres, des parents, des «capitaines »… L’on notera que la démarche participative chère à Ségolène Royal a déjà été conduite, sans succès apparent, lors du Synode diocésain de 1972. Cette même démarche a été reproduite lors du Forum 4,5,6 encore en cours à l’échelle du diocèse. Malgré des apports intéressants comme par exemple la prise de conscience générale de l’importance de la catéchèse, ce forum consultatif laisse pour l’instant l’impression d’un certain éparpillement. Mais comment s’étonner de ce foisonnement et de ce manque de hiérarchisation quand le processus consiste à se mettre à l’écoute de l’ensemble des aspirations du peuple de Dieu ? La consultation des fidèles, même doctement accompagnée, révèle surtout l’état présent du catholicisme valaisan alors qu’il faudrait se recentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur les fondamentaux du christianisme. Là encore, la démarche participative ne permet pas un changement de paradigmes, car c’est la tâche dévolue au pasteur. Le processus consultatif révèle en effet les besoins très contemporains de fidèles qui ont surtout des exigences communautaires et pastorales. Alors qu’il faudrait revenir au cœur surnaturel du message chrétien (le « core business » comme disent les économistes). Pour offrir ce que le monde ne peut pas donner, à savoir la participation dès ici-bas à la vie divine à travers les sacrements et la Charité. Cette dernière étant autrement plus forte que la compassion sirupeuse de la nouvelle religion laïque.
Le déclin social du catholicisme plonge ses racines au sein de l’expression catholique elle-même. A-t-elle manqué de clarté ? A-t-elle raté l’essentiel ? A-t-on mis entre parenthèse l’évangélisation de la société ? L’Eglise est-elle trop timorée face aux prétentions séculières ? Oui à notre avis. En automne 2003, de nouveaux manuels scolaires d’enseignement comparé des religions – Collection Enbiro – ont été distribués dans les écoles valaisannes. Leur insuffisance est telle que 2000 fidèles demandèrent par pétition à l’évêque du diocèse et au Département de l’éducation de les retirer des classes. Une fois de plus apparaissaient à travers ces manuels un arianisme qui ne voulait pas dire son nom et la vision pélagienne d’un christianisme aplati car privé de surnaturalité (on a parlé de « christianisme d’en-bas » pour qualifier l’arianisme aux premiers siècles). L’évêque de Sion a promis de faire corriger les manuels. Les corrections sont insuffisantes. 

 Lex orandi, lex credendi, dit-on. La volonté de faire émerger une Eglise de la Parole face à une Eglise jugée trop sacramentelle, n’a pas contribué à protéger la communauté catholique du naturalisme ambiant. On n’en est certes pas encore en Valais à détruire des églises devenues superflues, exception faite de la grande chapelle d’un home pour personnes âgées de Sion en raison d’un projet d’agrandissement. Les mariages se font encore en très large majorité à l’église. Un parti politique à étiquette chrétienne y conserve encore la majorité absolue. Mais c’est dans la direction d’un effacement social du christianisme que conduit, à vues humaines, le chemin pris par la société valaisanne. Peut-on s’attendre à une prise de conscience, à un sursaut de la part du clergé ? Dans une étude consacrée à l’histoire du Valais, le chapitre intitulé « Les héritages en question » conclut ainsi la partie consacrée à l’héritage religieux : « La théologie de la responsabilité personnelle, qui a succédé à celle de la peur et de la culpabilité, est mise en cause par les catholiques conservateurs qui reportent leurs critiques sur la catéchèse ou la confusion des rôles entre religieux et laïcs. Leur intransigeance contraste avec l’attitude plus nuancée de l’Eglise valaisanne »[2]. S’il vient, le salut sera dû à une restauration du catholicisme valaisan vécue comme un ressourcement débarrassé des scories du temps et des modes, fussent-elles religieuses.

Restent les signes d’espérance. La « réforme de la réforme » opérée par Benoît XVI en matière liturgique pourrait conduire à restituer progressivement la sacralité des célébrations jusqu’ici réservée à quelques pôles liturgiques comme la cathédrale de Sion (avec sa Maîtrise) et la multiséculaire Abbaye de Saint-Maurice. De nouveaux mouvements religieux jeunes et missionnaires, d’inspiration charismatique ou non (Fraternité Eucharistein à Epinassey et Béatitudes à Venthône) promeuvent aussi l’authenticité d’une vie chrétienne sans compromis face à la société. Les nouveaux prêtres ordonnés sont assez rares, car la pénurie des vocations en est venue bien sûr à toucher un canton comme le Valais, qui a pourtant fourni autrefois de très nombreux missionnaires au reste du monde. Mais ces jeunes clercs ont choisi leur camp dans un monde qui ne les a pas choisis. Ils sont surtout libérés de l’habit soixante-huitard qu’ont trop souvent endossé leurs prédécesseurs, et leur phare, dans la traversée de cette société brouillée, s’appelle Benoît XVI. Gageons que ces nouveaux pasteurs réussiront progressivement à réveiller une société valaisanne restée malgré tout très attachée à ses rites collectifs religieux. Mais il semble aussi que sans catholiques "conservateurs" ou "traditionalistes, l'Eglise qui est en Valais ne s'en sortira pas vraiment. Car les curés traditionalistes sont désormais plus proches dans les idées de Benoît XVI que la majorité du clergé....

Vincent Pellegrini
vincentpellegrini@netplus.ch




[1] Cette séparation de l'Eglise et de l'Etat  a été décidée au départ pour des raisons bien matérielles, parce que la rémunération financière des prêtres était trop faible et en faisait presque des miséreux dans certaines localités. Pour édicter une loi permettant de les rémunérer, qui soit compatible avec le droit constitutionnel suisse, il fallait séparer l'Eglise de l'Etat et trouver pour l'Eglise catholique en Valais un nouveau statut juridique. La solution de la séparation de l'Eglise et de l'Etat a été combattue par la mouvance conservatrice du catholicisme valaisan, mais elle a facilement passé la rampe du vote populaire car elle prolongeait la vision de Vatican II. Ensuite, pour respecter cette séparation, certains partis ont voulu introduire la notion de « communes ecclésiastiques », séparées des communes civiles, qui auraient levé l'impôt du culte. Mais l'évêque de Sion d'alors a combattu cette idée, car elle aurait donné aux dites communes ecclésiastiques, laïques, une autonomie incompatible avec le droit canon. Et la Suisse alémanique, où les structures temporelles des paroisses ont fini par créer de fortes tensions disciplinaires et théologiques entre lesdites paroisses et les évêchés, a suffisamment montré que cette voie de « protestantisation » des structures est dangereuse pour la pastorale et la romanité. Finalement Eglise et pouvoir législatif valaisans ont trouvé une solution pragmatique pour faire rémunérer par les collectivités publiques les curés sans instituer des communes ecclésiastiques.
[2] Myriam Evéquoz-Dayen, Les héritages en question, Histoire du Valais, tome 4, Société d’histoire du Valais romand, 2002, p. 806.

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