mardi 1 février 2011

Le pape et l'économie



L’économie autrement
ENCYCLIQUE  Un professeur suisse spécialisé dans l’éthique de la finance internationale nous livre son analyse de la dernière encyclique sociale «Caritas in Veritate» de Benoît XVI.



Par PAUL DEMBINSKI
PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG ET DIRECTEUR
DE L’OBSERVATOIRE DE LA FINANCE

La pratique et la théorie économiques reposent
sur le même postulat: rien n’est gratuit,
tout se paie. Ainsi, l’idéal économique,
qui pendant les dernières décennies a
nourri l’idéal politique, est celui des marchés
dits «complets», c’est-à-dire d’une situation
où un marché existe pour tout et
pour son contraire.
Dans un tel contexte, l’efficacité économique
est à son comble puisque l’individu
– parfaitement égoïste et donc parfaitement
solitaire – communique avec ses
congénères exclusivement à l’aide des prix
et des quantités. La construction intellectuelle
de la société voire de la civilisation de
marché repose donc sur une vision anthropologique
forte – connue sous le nom de
code d’«homo oeconomicus». Mais ce projet
est fortement mis en question par la
crise actuelle.

Contre l’idéologie
économiciste

Le marché complet et l’homo oeconomicus
suffisent à camper un idéal de civilisation
entièrement et exclusivement économique
où les égoïsmes mis en concurrence
par le marché suffisent à résoudre, au
moyen des transactions d’échange, tous les
problèmes et tous les conflits.
L’encyclique «Caritas in Veritate», que le
pape Benoît XVI vient de rendre publique
début juillet, réfute point par point, à la fois
l’idéologie économiciste et la pratique qui
pourrait en découler. Il en est ainsi parce
que la nature humaine s’épanouit et atteint
sa plénitude dans la gratuité et dans un
rapport généreux aux autres. Experte en
humanité, l’Eglise catholique propose
donc une lecture de la nature humaine diamétralement
opposée à celle de l’homo oeconomicus.
La charité (Caritas) ne saurait
avoir d’autre fondement ni d’autre justification
que la vérité (Veritas) de la nature
humaine. Si la pratique et la pensée économiques
ont plutôt tendance à se poser aujourd’hui
en centres de la vie sociale et individuelle,
Benoît XVI souligne, au
contraire, leur incomplétude et leur assène
une leçon d’humilité. L’économie et la finance
ne sont au mieux que moyens alors
que le véritable enjeu porte sur les finalités.
L’économie doit ainsi servir et non présider
aux destins de l’humanité.

Changer d’abord les
acteurs économiques

Si l’encyclique reconnaît explicitement
l’importance de l’échange équivalent, du
contrat, du profit et des institutions qui les
gouvernent comme le marché et l’entreprise,
elle est avant tout un appel à leur dépassement.
Ce sont des conditions nécessaires,
mais pas suffisantes, pour permettre
à tout homme et à tous les hommes d’accomplir
leur vocation au développement
intégral. Il ne s’agit pas de légiférer ou
d’agir par la voie de régulations macropolitiques,
qui ont déjà beaucoup de peine à
garantir un minimum de justice, mais de
reconfigurer en profondeur l’agir des acteurs
économiques. «L’importance de cet
objectif (réalisation d’une authentique fraternité
humaine) est telle qu’elle exige que
nous la comprenions pleinement et que
nous nous mobilisions concrètement avec le
«coeur» pour faire évoluer les processus économiques
et sociaux vers des formes pleinement
humaines.» (§ 20)
Annoncée, et attendue, comme un
texte sur la crise économique, l’encyclique
évite d’entrer dans un débat technicien; si
elle évoque la crise, il s’agirait plus d’une
crise de civilisation, que de la crise économique.
Au coeur du diagnostic, il y a le non et le
mal-développement de l’homme contemporain,
situation qui ne se résume point à
la seule dimension matérielle. Tout au long
du texte (près de 100 pages), Benoît XVI insiste
sur le double renouvellement nécessaire
pour sortir de la crise par le haut, celui
de la pensée où le besoin d’une «nouvelle
synthèse humaniste» est criant et celui de
l’action pratique où de nouvelles formes
sont à expérimenter et à mettre en oeuvre.
«Small is beautiful»
Le renouvellement exige que la vérité
de l’homme ne soit jamais perdue de vue,
que jamais des abstractions telles que la
structure, la technique, le progrès, la croissance,
le profit ou le marché n’aient raison
de l’homme dans son individualité et dans
son caractère unique. Comment articuler
l’aspiration généreuse à cet «humanisme
intégral» avec l’action quotidienne? C’est
probablement là
que se trouve le
point faible, et aussi
l’exigence fondamentale,
de l’encyclique:
il n’y a pas
de recettes à effet
de levier, il n’y a pas
de «il n’y a qu’à» ni
de «il faut que»
techniques et impersonnels.
La seule piste praticable
proposée par Benoît XVI est que tous
agissent, ou plus réalistement, que chacun
commence à agir sans attendre les autres.
En faisant quoi? En mettant du don et de la
gratuité dans l’économie, c’est-à-dire en
dépassant la stricte (et stérile) équivalence
de l’échange pour y inscrire un surplus,
une dimension de don. Un surplus, nécessaire
au développement de la solidarité vécue.
Mais comment? Cela reste à inventer, à
expérimenter, à redécouvrir. Des pistes
sont proposées: la relation ouverte sur l’autre
pour remplacer progressivement la
transaction anonyme et instantanée ou encore
l’autonomie et la responsabilité, une
autre piste qui implique des organisations
à taille humaine. Le «small is beautiful» est
un leitmotiv discret de l’encyclique,
comme l’est d’ailleurs l’espoir qu’au travers
d’un cercle vertueux les entreprises
«normales» seront gagnées par l’exemplarité
de ces pratiques encore marginales de
la microfinance, de l’économie solidaire ou
de l’économie de la communion dans lesquelles
le don et la générosité jouent un
rôle central.

L’encyclique propose
un regard neuf

L’encyclique ne propose pas d’alternatives,
ni de troisième voie. Elle assume pleinement
l’héritage des cent vingt ans de
l’enseignement social, tout en le mettant
au diapason des réalités actuelles.
Elle marque une certaine défiance par
rapport aux possibilités du politique – désarçonné
actuellement par l’ampleur de la
mondialisation économique – et met l’accent
sur la responsabilité directe des acteurs
économiques et financiers. C’est
ainsi que l’encyclique rappelle un horizon
idéal que l’humanité ne pourra jamais atteindre,
mais qu’elle ne doit pas quitter des
yeux au risque de perdre son âme.
En un mot: «Caritas in Veritate» est une
belle pierre dans le jardin de la pensée et de
la pratique économiques. Le pape exhorte
ses lecteurs à porter un regard neuf sur
leurs postulats de base et à adapter leurs
comportements en conséquence.

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