mercredi 23 février 2011

christianisme et antiquité


Et le christianisme arracha l’antiquité à l’angoisse de la mort


Vincent Pellegrini, avril 1984

L'adresse et la salutation de l'épître aux Romains
ou
La lumière de l'Evangile pour la vieillesse d'un monde


« Je lisais donc avec une grand avidité ces Livres vénérables dictés par votre Esprit, et par dessus tout, les Epîtres de St Paul » St Augustin Confessions, L.VII Ch. 21.

Ep. aux Rom. Ch. I, V. 7: « Omnibus qui sunt Romae, dilectis Dei, vocatis sanctis. Gratia vobis et pax a Deo Patre nostro, et Domino Jesu Christo! » « A tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, aux saints par vocation, à vous grâce et paix, de par Dieu notre Père et le Seigneur Jésus-Christ »

En étudiant quelque peu les conditions du monde romain au temps où St Paul lui écrivit sa célèbre épître, il est facile de se convaincre de la consolation que fut pour ce peuple l'Evangile, c'est-à-dire combien l'Evangile fut pour lui ce que son non signifie, à savoir une bonne nouvelle, une extraordinaire nouvelle que nous étudierons à la lumière de l'adresse et de la salutation de cette même Epître. Ne sommes-nous pas enclins parfois, nous qui avons trouvé toutes les solutions de la foi dans notre berceau, à poser sur ces pages divines un regard distrait, comme si tout cela était normal et nécessaire? Le but de cette étude sera donc de rafraîchir notre regard sur la gratuité et la grandeur du message prêché à l'occident au nom de Dieu par le docteur des docteurs et proposé jusqu'à la fin du monde par notre sainte Mère l'Eglise qui veut, comme son divin Epoux, qu'aucun de ceux qui lui ont été confiés ne se perde.
« Omnibus qui sunt Romae, dilectis Dei.... » C'est la joyeuse certitude apportée par l'Apôtre aux chrétiens de Rome, à l'anxiété intérieure et au désir immense de ce peuple dans l'attente, comme tout le monde antique d'alors, d'un message d'espérance qui puisse rajeunir un monde fatigué de sa longue chute dans les ténèbres d'une histoire aux apparences cyliques, sans espoir d'une destination bienheureuse en Dieu, livrée semblait-il aux forces obscures d'une fatalité très lourde à porter et à laquelle ni les épicuriens ni les dieux eux-mêmes n'arrivent à échapper (Virgile, Bucolique, IV eglogue, V. 46): « Filez de tels siècles » ont dit à leurs fuseaux les Parques, d'accord ave l'ordre immuable des destins. » L'histoire n'est guère enthousiasmante chez les Anciens, car pour eux, et la chose est aussi sensible chez les Latins (surtout stoïciens) que chez un Platon par exemple, l'univers obéissait à des lois aussi éternelles que la divinité, selon des modes nécessaires et cyliques. C'est ce qu'exprimera Celse au II e siècle contre les chrétiens en disant que si Dieu était réellement descendu du cosmos sur la terre, il aurait bouleversé l'univers, ce qui est chose impossible pour lui. On le voit, dans un tel système Dieu ne peut même plus secourir l'homme et doit rester seul dans sa « demeure ». St Paul, au contraire, montre le Seigneur descendant du Ciel, et les vivants et les morts emportés à sa rencontre: (Thess. V. 15-18). Bien plus, Il vient livrer sa vie pour les hommes.... St Augustin aura fort à faire dans son « De Civitate Dei », L. XII, Ch. X à XX, pour réfuter les partisans de l'éternel retour. Il leur opposera comme St Paul, le grandiose tableau d'une humanité sortie de Dieu et devant rentrer en Dieu, tirée du néant et portée jusqu'à l'infini par la sainteté ou consécration qui lui est conférée et dont nous parlerons en prenant le vocatis sanctis de la saluation. Dilectis Dei.... L'Amour de Dieu pour nous est chez St Paul la première origine de la grâce, et ce devait être consolant pour une humanité qui s'était crue abandonnée de Dieu, d'apprendre que cet Amour de Dieu n'était pas provoqué par le bien de la créature qui ne saurait intéresser Dieu comme elle ne put intéresser les dieux du Panthéon au sort des humains, mais qu'il ne pouvait être que gratuit, du pur Amour subsistant a se, et seulement vouloir le bien des hommes, c'est-à-dire être diffusif de lui-même pour eux, être cause de leur bonté par la grâce qui fait participer à la Bonté de Dieu. Cette antithèse du paganisme et du christianisme « romain » ressort assez nettement de ce texte de Lucrèce dans le De Natura Rerum L. V. : « Dire que pour bien des hommes les dieux ont voulu préparer les merveilles du monde et qu'il convient donc de louer leur oeuvre si digne de louanges, de la regarder etc.... Cette thèse et d'autres de même sorte, Memmius, c'est pure folie! Car ces êtres immortellement bienheureux (l'athée Lucrèce parle ici dans l'hypothèse de l'existence des dieux ou d'un Dieu et raisonne ensuite comme ses contemporains) quels si grands avantages pourraient-ils espérer de notre reconnaissance qu'ils en prennent envie de tenter quoi que ce soit en notre faveur? (Lucrèce est mort en 55 A. J.-C.) Grâce à l'Evangile prêché par Saint Paul, les Romains voyaient ainsi se concilier la faiblesse de l'homme déchu et bien peu aimable pour les dieux, avec le monde divin: Désormais ce serait l'amour efficace de Dieu « qui nous a aimé le premier » qui causerait en l'homme ce que l'homme ne peut être par lui-même. « omnia quaecumque voluit fecit » l'humanité se voyait enfin passer de l'état de réprobation au salut après lequel soupirait (entre autres) Virgile dans ses Bucoliques et comprenait vraiment que Dieu n'avait jamais abandonné l'homme, car l'amour de Dieu pour le genre humain est comme son être éternel et sans repentance tandis que l'amour de l'homme lui, est à l'image de celui des dieux de l'Empyrée, aussi instable que le vent. Rom. V. v. 7: « C'est à peine si l'on meurt pour un juste, et peut-être quelqu'un saurait-il mourir pour un homme de bien. Mais Dieu montre son Amour envers nous en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous » On le voit, Saint Paul ne donne pas aux Romains la solution hellénistique, insatisfaisante, du salut de l'homme par l'homme qui monte vers Dieu plutôt que Dieu ne descend vers lui; ( Que l'on pense à la dialectique de l'amour d'un Platon qui oblige l'homme à quitter sa condition d'homme pour émigrer vers un dieu que ses vains efforts laissent dans une indifférence immuable puisque si l'homme pouvait enfin, comme l'espère plutôt que ne le croit Platon, entrer dans le ciel de l'Archétype primordial, il en serait bientôt chassé par le retour cyclique de l'histoire.... Pour St Paul tout est beaucoup plus simple et consolant: Il y a l'homme qui n'est rien et Dieu et Dieu qui est tout, il y a l'homme qui ne peut rien faire ni devenir autre qu'il n'est sans Dieu, et Dieu qui l'aime d'un Amour transformant, car pour Dieu aimer c'est créer. On retrouve ici l'idée chère à St Paul de la consécration à Dieu de la création « en attente » par le Fils qui a tout récapitulé en lui, et c'est sans doute l'idée centrale de St Paul que le Christ est mort par Amour pour nous et nous a associé à cette Rédemption en récapitulant toute chose en Lui, ce qui est bien loin de la vision manichéenne et dualiste de la dialectique platonnicienne si influente dans la pensée gréco-latine postérieure où les penseurs tombent presque toujours sur l'un des deux pôles matéralistes ou idéalistes selon qu'ils privilégient l'aspect matériel ou immatériel du monde. Cette consécration dans le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ est exprimée par le « vocatis sanctis » qui suit. Désormais, pour les Romains, Dieu est bien loin de ces « dei otiosi » qui n'avaient que faire des hommes, et ne pouvaient pas même en faire des « vocatis » c'est-à-dire leur parler pour se faire connaître, les appeler pour les faire sortir du destin aveugle de l'histoire auquel ils étaient eux-mêmes enchaînés.
« Vocatis sanctis »: L'humanité troublée de sa désordination à Dieu se voit rachetée et transfigurée par la sainteté objective conférée au Baptême: Pour ce monde romain à pensée hellénistique, c'est le message extraordinaire de la participation des créatures à la pureté sans mélange et à la simplicité paisible de Dieu, « apud quem non est transmutatio nec vicissitudinis obumbratio » Désormais la vie aura une fin, un principe d'unité et d'espérance parce que entée sur Dieu par la grâce: « Gratia vobis et pax... »
Mais avant de passer au « Gratia vobis et pax », voyons durant quelques instants la littérature romaine du siècle précédant la venue de St Paul, en confirmatur de l'essoufflement du monde romain et de son attente implicite de ce message de l'Evangile en lequel il espérait confusément parce que désirant un Dieu personnel, aimant et sanctificateur de l'humanité auprès duquel les hommes de bonne volonté puissent se fixer un jour.
Ainsi Virgile, reprenant le thème en vogue de l'âge dor, désir nostalgique d'un paradis perdu mais retrouvé peut-être un jour par le retour de l'histoire, nous le montre revenu avec la naissance d'un enfant qui recevra une vie divine et pacifiera la misère de la condition humaine. Lactance et St Augustin ont vu dans cet enfant une annonce du Christ, en tous cas, il traduit l'immense nostalgie du monde littéraire et donc de l'âme romaine, de recevoir comme au début de l'humanité la paix pour le monde et l'état d'innocence dans les âmes. Bucoliques (37 a. J.-C.) IV e Eglogue: « Pollion! Voici venu le dernier âge de la cuméenne prédiction; Voici que recommence le grand ordre des siècles (Thèse du retour cyclique qui condamne cet âge d'or à n'être à nouveau que passager) Déjà revient aussi la Vierge,le règne de Saturne. Déjà une nouvelle race descend du haut des cieux. Cet enfant dont la naissance va clore l'âge de fer et ramener l'âge d'or dans le monde entier, protège-le seulement, chaste Lucine! C'est sous ton consulat, Pollion, que commencera ce siècle glorieux et que les grands mots prendront leur cours; sous tes auspices, les dernières traces de notre crime, s'il en reste encore, pour toujours effacés, affranchiront les terres d'une frayeur perpétuelle. Cet enfant aura la vie des dieux.... et il gouvernera l'univers pacifié par les vertus de son père. (A noter que dans son « Enéide », Virgile luttera contre cette notion du temps naturel cyclique: selon une analyse de H. U. von Balthazar) On pourrait trouver des idées semblables au début des Métamorphoses d'Ovide par exemple. Et ne croyons pas que ce désir des philosophes ait été totalement absent du peuple lui-même. Il suffit de savoir pour cela que Virgile écrivit l'Enéide pour essayer de redonner un peu de vie et surtout de conviction à la religion des romains qui croyaient de moins en moins à l'aréopage des dieux et ne devaient pas en attendre souvent la solution aux grandes questions de l'existence.
Dans le « Somnium Scipionis », Cicéron amorce les pensées de Pascal sur les espaces infinis de l'univers, évoque la musique céleste des sphères et ouvre sa méditation sur l'immortalité à laquelle il aspire et qu'il appelle de ses voeux, plutôt comme un désir que comme une assurance, tant on le sent écrasé par sa petitesse devant ce qu'il nomme l'infini: L. VI Ch. XXIV « Pénètre-toi que ce n'est pas toi qui es mortel, que c'est ton corps..... De même que l'univers, en partie mortel, est mis en mouvement par un Dieu qui lui, est éternel, de même un corps fragile est mû par une âme impérissable..... » D'ailleurs, Cicéron dit lui-même à un autre endroit, qu'en lisant le Phédon de Platon il est convaincu de l'immortalité de l'âme, mais qu'après l'avoir déposé il en doute de nouveau....
De toutes façons, le ciel est fermé aux hommes qui ne pourront jamais vivre avec les dieux: Horace (Ep. II 13 37-40) nous présente des dieux très peu enclins à accueillir les hommes dans leur royaume tant la chose semble inconcevable.... » Rien pour les mortels de trop haut; le ciel même, nous avons la folie de chercher à l'atteindre, et par notre crime nous empêchons Jupiter de calmer son courroux et ses fonds » En effet, ce qui suit la mort, à supposer qu'il y ait une après-mort, ne peut être chez lui comme chez beaucoup d'autres auteurs latins, qu'un triste exil, une errance éternelle sans terme béatifique qu'on pourrait plus ou moins comparer au scheol des Hébreux. Horace Ep. II 25-28: « Tous, nous sommes poussés vers le même lieu, tous nous avons notre nom agité dans l'urne, d'où tôt ou tard tous nous avons notre nom agité dans l'urne, d'où tôt ou tard il va sortir et nous faire, pour l'éternel exil, prendre place dans la barque.... » Ainsi Lucrèce qui lutte pourtant contre l'immortalité de l'âme, en vient à parler de la mort comme les autres, et chez lui encore elle est un état qui n'est ni la vie ni la mort, mais bien plutôt une sorte de sommeil éternel (De Natura L. III 989-990) Si le païen Lucrèce ne semble pas vouloir s'en émouvoir, comment ne sentirions-nous pas la nostalgique tristesse d'un Cicéron qui nous parle d'elle en ces termes dans ses Catilinaires VI 5: « Les soleils se lèvent et se couchent. Pour nous, quand une fois sera tombée la brève lumière, il n'y aura plus qu'une même longue nuit qu'il nous faudra dormir toujours. »
Pour Clore ces citations, reportons-nous à ce cri de Catulle qui implore les dieux de le transformer intérieurement et de le délivrer des passions dévorantes qu'il ne peut vaincre lui-même. Le monde antique avait perdu confiance en l'homme car plus il progressait dans la connaissance, et plus il voyait sa disproportion à Dieu; il n'attendait plus qu'une intervention extraordinaire de Dieu qui ferait de l'homme une nouvelle créature capable de participer à la vie de Dieu. Cette intervention sanctificatrice extraordinaire ce sera l'infusion de la grâce (Gratia vobis....) Texte de Catulle tiré de l'ouvrage du Père Festugières intitulé « La vie spirituelle en Grèce » P. 204 (Il s'agit ici du poète latin mort vers 47 A. C.) « O Dieux, s'il vous appartient d'avoir pitié, ou si jamais vous avez apporté enfin de l'aide à des gens qui déjà mouraient, jetez les yeux sur moi misérable, et si  j'ai vécu en pureté, arrachez de moi cette peste, ce fléau, qui se glissent en moi comme une paralysie dans mes fiores les plus intimes etc.... C'est moi-même qui veux guérir et qui souhaite de me défaire de cette affreuse maladie, ô dieux faites-moi cette grâce en retour de ma piété. »
Si j'ai parfois parlé plus haut de concepts hellénistiques, en me référant à Platon par exemple, pour caractériser l'esprit romain, c'est qu'après avoir soumis les grecs par la force, ces mêmes Romains en subirent la domination intellectuelle et en adoptèrent les arts, la philosophie, la littérature et jusqu'à la langue ainsi que l'explique Horace (Ep. II), et c'est pourquoi les quelques exemples de littérature latine donnés ci-dessus suffiront à titre de simple illustration de ces vues sur l'esprit gréco-romain traitées entre autres par le Père Festugières et le Cardinal Journet.
« Gratia vobis et pax a Deo Patre nostro, et Domino Jesu Christo. » Le salut des Grecs et celui des Juifs, ont ici un sens surnaturel, à savoir la faveur de la grâce par laquelle tout commence (pour le premier), et la paix (pour le second) qui n'est autre que la réconciliation et la vie avec Dieu par l'union de volonté avec Lui qui est rendue possible par la grâce, selon le commentaire fait par Dom Delatte sur ce passage de l'Epître. Le Docteur de la grâce donne au monde romain ce message formidable, développé ensuite tout au long de son Epître, qui le fait passer des ténèbres de l'errance à la lumière éternelle de la vie béatifique. Désormais les Romains pourront dire avec les Juifs: Rom. Ch. V VI « Justificati ex fide pacem habeamus ad Deum per Dominum nostrum Jesum Christum! » L'humanité a enfin atteint le principe et la fin de sa course: le Christ Jésus; « Tout est consommé », les figures de l'Ancien Testament ont fait place à la réalité, le message Pascal peut désormais illuminer le monde.

Eph. V 14: « O toi qui dors, éveille-toi, lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera. »

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