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"Les marchés ont supplanté l'économie"
Propos recueillis par VINCENT PELLEGRINI
Professeur en sciences économiques
à l’Université de Fribourg, Paul H.
Dembinski s’est spécialisé dans les
questions liées au rôle et à l’éthique
de la finance, notamment à travers
l’Observatoire de la finance qu’il a
fondé et qu’il dirige à Genève. Son
prochain livre sort dans 10 jours à Paris
aux Editions Desclée de Brouwer.
Il est intitulé: «Finance servante ou finance
trompeuse?»L'interview qui suit a été faite en mars 2008 par Le Nouvelliste. Elle garde pourtant toute son actualité et a même des aspects prophétiques.
Professeur Paul Dembinski, un trader
qui fait perdre près de 8 milliards de
francs à sa banque, comme on l’a vu
récemment, est-ce une dérive programmée
dans le système financier
mondial ou une exception?
Cette dérive me semble programmée
dans la grande salle de marché financier
qu’est devenu le monde. Le trader
est sous pression constante. Il
doit faire mieux que le copain, chasser
les bonus et se faire un nom. Dans
ce monde impitoyable, il est essentiel
de se faire remarquer pour survivre.
La question de savoir si le trader de la
Société générale a respecté ou non
les procédures est presque secondaire.
Dans cet univers un peu déconnecté
du monde réel, les contrôleurs
de gestion des risques sont quasiment
perçus comme des empêcheurs
de tourner en rond et de faire
de bonnes affaires, surtout quand
tout va bien. Le système, à cause de
ses excès, est en effet programmé
pour déraper. Lorsque le trader français
de la Société générale en aura fini
avec la justice, il trouvera sans doute
des employeurs prêts à se disputer
ses services...
Une part majeure de l’économie mondialisée
est devenue spéculative car
les opérateurs en bourse cherchent
avant tout à acheter et à vendre au
moment opportun. N’a-t-on pas quitté
l’économie réelle?
La finance est traditionnellement basée
sur la relation entre l’investisseur
et celui qui développe l’entreprise. Ils sont en quelque sorte
collés l’un à l’autre pour des années
du fait du crédit. Le risque est alors
géré par les compétences du financier
et du manager de l’entreprise.
Mais dans la finance moderne, ce paradigme
a changé. Il n’y a plus de
contact direct. Les transactions se
font de manière plus lointaine à travers
le magma qu’est le marché. Il ne
s’agit souvent plus de relations bilatérales
et actives, mais de relations
asymétriques et passives, entrecoupées
par des transactions. Or, lorsque
l'on n'est pas en contact avec
quelqu’un on ne va pas s’investir de
la même manière dans la relation.
Cela se traduit par la spirale des entrées
et des sorties du marché... On
vit à l’ère des actionnaires sortants ou
plutôt «nomades».
Quel est le poids de l’économie boursière,
à connotation plutôt spéculative,
par rapport à l’économie produisant
des biens et des échanges commerciaux
réels?
En dix ans, les transactions sur les papiers
valeurs (actions, instruments
dérivés, options, etc.) ont été multipliées
par sept ou huit. Les actifs
boursiers que sont les actions, les
obligations et les produits dérivés représentent
quatre fois le produit
mondial brut. En 1995, c’était «seulement
» deux fois...
Aujourd'hui l'activité financière
mondiale c'est environ 1 200 000 milliards
de dollars en valeur de transactions
par année, soit vingt-cinq fois le
produit brut mondial et près de quarante
fois celui des pays de l’OCDE!
Le volume des échanges financiers
en Bourse (en unités de PIB) est 26
fois plus important que celui des
transactions commerciales courantes
(produits, services, etc.) dans
l'économie dite «réelle». La conséquence:
si la finance va durablement
mal, l’économie s'en ressent elle
aussi. Le monde quelque peu virtuel
des marchés financiers n'est donc
pas aussi déconnecté que cela du réel
de l’économie, n'en déplaise à ceux
qui prétendent - serait-ce pour se
disculper? - que les marchés financiers
finissent toujours par refléter
l’économie réelle.
Quelles sont les conséquences pour
les sociétés productrices de biens et
de services de cette nouvelle économie
financiarisée?
Le financement des géants de l'économie
mondiale que sont les entreprises
cotées est de plus en plus lié à
des produits financiers non traditionnels.
L’on se retrouve ainsi avec
des entreprises cotées qui investissent
de moins en moins dans la production.
Elles rachètent en effet leurs
actions ou investissent beaucoup de
leurs liquidités sur les marchés financiers.
Ce n’est pas vraiment bien pour
la création de valeur au sens du produit
intérieur brut... D’autant plus
que les entreprises cotées en Bourse
pèsent à elles seules un quart des PIB
nationaux. De toute façon, les marchés
financiers exercent des pressions
en cascade sur l’économie
réelle à commencer par les actionnaires
nomades qui exigent des rendements
élevés sur des titres et donc
sur des entreprises. Et pourtant, dire
que chaque année la productivité
augmente et donc que les gains
continueront à progresser indéfiniment
relève de l’illusion collective. Il
existe bien un risque qu’à un moment
donné ce système économique
financiarisé à outrance implose en
buttant sur une limite interne ou externe.
Comment éviter que le système économique
mondialisé ne dérape?
La sophistication du système rend
déjà sa surveillance difficile et il faudrait
aussi contrôler les contrôleurs...
Cela coûterait trop cher. De plus,
quelque chose tourne de moins en
moins rond: l’inégalité des revenus
n’arrête pas d’augmenter aussi bien à
l’intérieur des pays du tiers monde
qu’entre les pays pauvres et développés.
Le plus gros problème du système
vient sans doute de son aliénation
éthique. De plus en plus d’opérateurs
ne comprennent pas très bien
dans quel dessein d’ensemble s’inscrit
ce qu’ils font. Tout est découpé en
procédures et les acteurs n’ont plus,
et ne cherchent pas non plus à avoir,
une vue d’ensemble.
Etes-vous en train de dire que l’économie
planétaire n’a pas de finalité?
Exactement. Alors que l’économie
traditionnelle vise - et encore pour
longtemps - un service et une qualité
de vie, la finance tourne exclusivement
autour de sa croissance sans
définition qualitative. L’arithmétique
remplace l’éthique et le souci du
bien-être collectif.
N’est-ce pas imprudent de confier l’argent de nos retraites au casino planétaire qu’est la Bourse?
C’est une question que peu de politiciens
osent poser à plat car la montagne
de l’épargne accumulée, en
vertu de la promesse politique, doit
être majorée pour les retraites. Il y a
bientôt une génération, hier, des promesses
politico-financières ont été
faites: on a promis une qualité de vie
égale ou quasi égale à la retraite que
durant la vie active... Et pourtant, on
ne peut pas espérer que le capital
épargné pour la retraite croisse indéfiniment
plus vite que le revenu national.
Il n'est pas exclu que les promesses
sur le 2e pilier ne puissent
pas, en définitive, être tenues. En
vertu du principe de prudence, en
vogue aujourd'hui, il faudrait peutêtre
préparer la population à assurer
une partie de sa retraite avec des investissements
qui ne soient pas liés aux mécanismes financiers. Je
pense à un 4e pilier lié à l’économi de proximité. Par exemple en investissant dans des PME et des micro-entreprises qui offrent un rendement ou en tissant
des liens économiques intergénérationnels
à travers une entreprise familiale.
«Le plus gros problème
du système
vient de son
aliénation éthique»
«On vit l’ère
des actionnaires
nomades»
«La finance tourne exclusivement
autour de sa croissance
sans définition qualitative.»
Professeur Dembinski
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